La "BARCA" dans l'évolution du madrigal"On a vu précédemment les essais d'un genre particulier, désigné à tort sous le nom de
"madrigal dramatique". Rude tâche que de remettre à l'honneur les comédies madrigalesques de Banchieri, quand des générations de professeurs ont appris à des générations d'étudiants qu'il s'agissait là d'un genre mineur, éphémère, anecdotique, où le cocasse le disputait au burlesque. Quelques mots d'abord sur l'environnement musical de l'époque : nous sommes au coeur de la Renaissance italienne et l'Italie, phare culturel de toute l'Europe, innove dans tous les arts sauf un : la musique. Celle-ci est dominée par l'école franco-flamande depuis Ockeghem et Josquin des Prés. Les "Oltremontani" ont apporté la science et l'art du contrepoint, et pendant plus d'un siècle, personne ne songe à contester cette suprématie. Plus encore, les musiciens sont convaincus qu'un sommet a été atteint dans l'expression, qu'il s'agit de "l'Ars perfecta", et qu'on ne peut dès lors qu'imiter ou tomber en décadence. ![]() Les musiciens italiens, élèves des franco-flamands (Willaert, de Wert), acquièrent la science du contrepoint; ils publient des traités de musique et font à leur tour école : Zarlino publie en 1558 les Istitutini harmonische où il fait l'exégèse de la musique franco-flamande. Les madrigaux sont composés sur des textes de Pétrarque, de Sannazaro ou de Guarini. Plus tard, apparaîtra le climat plus sombre des poésies de Torqueto Tasso : l'éxagération du pathos, l'évocation de l'abandon et de la mort, les plaintes et les soupirs (Ohimè! Ah! io moro!) donneront une atmosphère plus lourde aux compositions. La production de madrigaux en Italie au XVIème siècle est considérable : plusieurs milliers de madrigaux témoignent de la richesse de la vie musicale de cette époque. Très peu d'éditions modernes de ces œuvres ont été réalisées; il y a là un trésor exceptionnel enfoui dans les bibliothèques et dont nous ne connaissons qu'une infime partie./P> La domination de l'école franco-flamande du contrepoint va se poursuivre jusqu'à la fin du XVIème siècle; on peut symboliquement prendre pour date 1594, année de la mort de Lassus et Palestrina. La contestation était apparue dès 1581 avec la publication par Vincenzo Galilei (père du célèbre astronome) d'un traité de musique le Dialogo. Il faut dire que les musiciens avaient acquis une telle maîtrise dans l'art du contrepoint, que les madrigaux étaient devenus des exercices acrobatiques (il existe des madrigaux à 40 voix) où le maniérisme l'emportait sur l'émotion musicale. Dans le même temps, un courant humaniste s'établissait dans les "Camerata" dont la plus célèbre était réunie à Florence par le comte Bardi. Ces cercles humanistes voulaient retrouver le pouvoir de la musique des Anciens en épurant les madrigaux de leurs ornements contrapunctiques. Il fallait retrouver l'effet de la monodie grecque, "l'affetto" principal, et rendre au texte toute sa valeur et tout son pouvoir. Cette nouvelle démarche, qui allait à l'encontre de l'enseignement reçu depuis 150 ans, ne fut pas sans soulever protestations et querelles : Zarlino - qui avait été le maître de Galilei - publiera en réponse au Dialogo des Supplementi musicali où il défendra la tradition et auquel Galilei répondra dans le Discorso interno alle opere di G. Zarlino. Plus tard, Claudio Monteverdi - dont le génie s'exprimera au travers de cette nouvelle conception du langage musical - aura à affronter Artusi, auteur d'un traité "sur les imperfections de la musique moderne". Parallèlement à ce débat d'idées qui agitait les salons aristocratiques, un autre courant d'inspiration populaire était toujours vivace; s'inspirant des thèmes traditionnels de la Commedia dell'Arte, un groupe de musiciens trouvait, dans la contestation du contrepoint traditionnel, les éléments d'un nouveau langage musical qui leur permettait de privilégier l'intrigue, le discours dramatique. D'abord réalisé sous la forme "d'intermedii", cette nouvelle forme musicale allait trouver son achèvement dans la comédie madrigalesque. Encore marqués par plus d'un siècle de compositions polyphoniques, les compositeurs présentaient des personnages eux-mêmes polyphoniques à 3 ou 5 voix. Orazio Vecchi innova dans ce domaine avec deux œuvres majeures: Le Veglie di Sienna et l'Amfiparnasso. Adriano Banchieri, transporté d'enthousiasme par l'Amfiparnasso trouvait là un mode d'expression où il allait exceller. Après avoir repris les thèmes traditionnels de la Commedia dell'Arte (Il Studio dilettevole, La Pazzia senile, Il Metamorfosi musicale, La Prudenzia giovenile), Adriano Banchieri essaie de s'éloigner de cette inspiration et retient pour la Barca un thème exploré par Tommaso Garzoni : le voyage sur le "burchiello" de Venise à Padoue sert de cadre à l'intervention de personnages variés. La première édition de Barca di Venetia per Padova parut à Venise en 1605. Une deuxième édition parut en 1623. Non sans un brin d'humour, Adriano Banchieri précise que cette nouvelle barque est "restaurée, radoubée et recalfatée". Cette édition comprend une basse continue "per lo spinetto o chittarrone". Deux commentaires peuvent être faits à propos de cette œuvre : commentaires sur la musique et commentaires sur le contenu dramatique. Musicalement, on est frappé par la variété, mais aussi par la maîtrise des styles employés. Adriano Banchieri fait preuve d'une véritable virtuosité technique dans la science du contrepoint : on citera en exemple, le madrigal du libraire florentin (n° V), ou le thème du maître de musique (n° VI), thème dont le sujet et la réponse sont distants seulement d'une croche. Adriano Banchieri montre également son art musical dans l'imitation de madrigaux de Gesualdo, Marenzio, Spano ou Radesca. Dans beaucoup de ces madrigaux, la polyphonie est abandonnée au profit de pièces dialoguées ou de phrases solistes. La monodie intervient ici non pour retrouver un idéal musical hérité des Grecs mais par nécessité de l'intrigue dramatique, pour différencier et rendre vivants les personnages qui sont en scène. Dans tous les cas, la musique est au service du texte, du continuum dramatique. ![]() Adriano Banchieri, sous le pseudonyme de Camillo Scalliggeri della Frata, a écrit des comédies, et c'est ce talent de dramaturge qu'il nous révèle dans la Barca. Il puise son inspiration dans les scènes de la vie quotidienne et non dans la mythologie. Sa connaissance des dialectes de l'Italie du Nord le rend proche de la vie ordinaire des gens du peuple; elle lui permet d'écrire ces scènes hautes en couleur et de nous camper des personnages pittoresques, réels : le maître de musique de Lucca (hommage à son maître Giuseppe Guami), Rizzolina et Orazio, le patron de la barque, les pêcheurs, les Juifs. A cet endroit, nous n'avons pu nous empêcher d'introduire, en guise d'intermède, le "Contrepoint bestial", tiré d'une autre comédie madrigalesque de Banchieri Festino nella sera del Giovedi Grasso avanti cena. Toutes ces pièces sont sous-tendues par une joie de vivre toujours présente, où la caricature ne dégénère jamais en agressivité. En prenant pour sujet le voyage en barque de Venise à Padoue - barque universellement connue en Europe pendant des siècles - Adriano Banchieri introduit plusieurs idées novatrices : le thème du voyage, les unités de lieu, de temps et d'action. La barque devient ainsi un "ailleurs", reflet de l'atmosphère magique de Venise, et, le temps d'une traversée, les personnalités vont se révéler et tout va devenir possible. Mais c'est surtout la dernière scène qui montre le modernisme dramatique de Banchieri : au lieu de finir de façon conventionnelle - l'avant-dernier madrigal aurait pu clore l'œuvre - Banchieri nous montre l'éparpillement des passagers qui, après s'être connus, partent chacun vers leur destin et ne se reverront sans doute plus. La présence du soldat qui mendie est là pour rappeler que le voyage est fini et que la vie reprend ses droits. Cette fin introduit un élément dramatique très fort et laisse le spectateur pensif. La Barca marque aussi le passage entre le caractère polyphonique du premier madrigal évoquant un personnage de la Commedia dell'Arte et le caractère harmonique du dernier madrigal, d'écriture verticale. L'œuvre finit ainsi sur une double ouverture : utilisation de thèmes tirés de la vie quotidienne et adoption d'un nouveau langage musical. Comment Adriano Banchieri pouvait-il poursuivre son évolution alors qu'apparaissait l'opera seria qui prenait pour
argument des récits de la mythologie si éloignés de sa sensibilité et de son approche moderne de l'intrigue ? La comédie
madrigalesque allait s'arrêter là, continuant cependant un peu à vivre sous la forme des intermèdes. Sa revanche allait
venir un siècle plus tard, en 1752, quand les intermèdes écrits par Pergolèse pour son opéra Il prigionier superbo allaient
avoir plus de succès que l'opéra lui-même, éclipsant du même coup l'opera seria : La Serva Padrona - ainsi s'appelaient
ces intermèdes - ouvrait la voie de l'opéra moderne. >>> Retour |