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- Le voyage sur le Burchiello de Venise à Padoue     par Ph. et M. Hugon
- La "Barca" dans l'évolution du madrigal                   par D. Morel
- Bologne & Banchieri - Mantoue & Monteverdi           par Ph. Hugon

- Sources bibliographiques



Bologne & Banchieri - Mantoue & Monteverdi

Bologne, la Docte, la bourgeoise libérale, la frondeuse, ville de la première Université d'Europe s'oppose à Mantoue l'aristocrate, la fastueuse, où domine la cour des Gonzague.

La musique populaire et satirique des comédies madrigalesques du Bolonais Adriano Banchieri contraste t-elle, par un jeu de reflet des deux cités, avec celle raffinée, dramatique et déchirante des madrigaux et des oeuvres sacrées de Claudio Monteverdi écrits à la Cour de Mantoue ?

La rencontre des "Due Maestri" nous amène à reconstituer le climat artistique de la fin du XVIème siècle à Mantoue et à Bologne.

La vie artistique dans les villes italiennes à l'époque des "Due maestri" Adriano et Claudio

L'Italie de la fin du XVI ème siècle est la région la plus urbanisée et la plus florissante d'Europe par ses comptoirs commerciaux, ses industries et son agriculture prospère . Issues des Républiques urbaines médiévales, les villes italiennes font l'objet de luttes entre les Guelfes partisans du Pape et les Gibelins soutenant l'Empereur. Elles sont largement sous influence hispanique. Bologne et Mantoue sont, quant à elles, sous la protection de la papauté. A cette époque, l'Italie est le monde des banques, des marchands, des trusts et des compagnies, des sociétés d'affaires. Le commerce méditerranéen s'est ravivé entre I55O et I630 date à laquelle la peste et la crise économique conduiront à un déclin commercial et industriel.

L'Italie est aussi l'enjeu de guerres, d'épidémies et subit l'intransigeance de la Contre Réforme et de l'Inquisition. Au milieu des intrigues politiques, militaires et religieuses, les mécènes font fleurir les arts et attirent par leur magnificence et leur culture, les plus grands peintres, architectes, poètes et musiciens.

Les principaux mécènes sont : à Rome, les Colonna, les Orsini et les Borgia; à Florence, les Medicis; à Naples et à Milan, les Sforza; à Venise, les doges; à Mantoue, les Gonzague.
Le baroque triomphe alors. Il prend les thèmes allégoriques du sacré. L'harmonie des proportions et la pureté des lignes cèdent la place au mouvement, au monde des illusions et des décorations surchargées. L'élégance du détail est remplacée par les jeux d'ombre et de lumière. Le faste et l'apparat influencent la manière d'écrire, de peindre et de composer.
La période de la Renaissance et du Cinquecentto, celle du bouillonnement culturel et scientifique, de l'humanisme et du retour à l'Antiquité se termine. Les arts doivent servir en priorité la grandeur et la gloire des Princes. Ils expriment également le triomphe de l'Eglise et de la Papauté. Dans le contexte de la Contre Réforme et du Concile de Trente, l'artiste doit moins se soucier d'effets esthétiques que de vérité dogmatique.

Les musiciens vivent du patronage ou du mécénat, ils sont employés et portent la livrée comme serviteurs de la cour. La profession musicale est organisée en guildes et corporations. L'essentiel des représentations musicales se donnent dans les Églises ou dans les Cours.

On voit toutefois fleurir dans les villes italiennes les Academia, cercles réservés aux membres des classes dominantes mais qui s'ouvrent également aux concerts publics. Les théâtres et les opéras payants commencent à poindre.


La vie artistique à la Cour de Mantoue

Vincent Ier de Gonzague et Mantoue

A l'époque de Vincent Ier de Gonzague, Mantoue jouit d'une grande prospérité et la Cour témoigne d'un luxe extravagant. Commune libre au XII ème siècle depuis sa lutte contre les forces impériales, Mantoue est contrôlée par les Gonzague depuis 1328, date où Louis 1er s'est emparé du pouvoir et a fondé une dynastie qui régnera jusqu'en 1708 avant que la Maison d'Autriche n'en prenne le contrôle. La ville médiévale est transformée en ville de la Renaissance. La période de gloire militaire et de splendeur artistique a duré quatre siècles. L'église de Santa Barbara, le palais ducal, les palais de Bruletto et de la Razione, le palais du Té, les collections d'oeuvre d'art, témoignent de la splendeur des Gonzague.

Vincent profite de la fortune accumulée par son père Guillaume et fait montre d'un étalage ostentatoire de richesses mais aussi d'une grande prodigalité et d'une basse ladrerie. Les Gonzague ne maintiennent leur Etat qu'en s'appuyant successivement ou simultanément sur Venise, Milan et la Papauté. Ils avaient obtenu en 1530 de Charles Quint le titre ducal et le Marquisat de Montferrat. La ville tient son enrichissement des tisserands. L'argent de la Cour vient des richesses accumulées lors des guerres. Les marquis sont Condotierri et les habitants soldats mercenaires. Francesco et Isabelle d'Este, la Gentildonna, avaient fait venir poètes, peintres et musiciens: Mantegna et Giulio Romano, les humanistes Castiglione et Arioste.

Le Duc de Mantoue est féru d'alchimie et collectionneur passionné. Il est allié aux Médicis par sa femme Éléonore, soeur de Marie de Médicis et ainsi beau frère par alliance du Roi Henri IV. Vincent 1er s'attache les poètes Le Tasse et Guarini, les musiciens Gastoldi (1555-1622) ou Monteverdi et des peintres tel Rubens. Ce dernier découvre les fresques de Giuliano Romano au Palais du Té et celles de Mantegna au Palais ducal. Il s'initie aux recherches lumineuses du Carravage et aux inventions décoratrices des Carracci.

A Santa Barbara, le Duc de Mantoue assiste aux offices du Dimanche où chanteurs et instrumentistes interviennent avec faste. A l'occasion des grandes fêtes, la musique profane contribue à la magnificence du cadre. Vincent se réserve la soirée du Vendredi pour de brillants concerts vocaux qu'il organise dans la galerie des glaces. On y entend des madrigaux avec ou sans instruments. Il faut toujours innover d'où un renouvellement permanent du répertoire musical.


Claudio Monteverdi à Mantoue

Claudio Monteverdi (1567-1643) arrive à Mantoue en I590. Il est né à Crémone où fleurit la polyphonie franco-flamande. Claudio est humaniste, amateur de belles lettres et de poésie. Il a déjà une réputation de compositeur de madrigaux. A 23 ans, il découvre les fastes de la Cour, côtoie de nombreux musiciens entretenus par Vincent 1er. et n'a de cesse de composer pour répondre aux demandes de ce dernier. Monteverdi s'intéresse comme le Duc à l'alchimie et aux sciences occultes.

Celui que l'on surnomme déjà le "musico celebrissimo" met en musique la poésie de Torquado Tasso (1544-1595), lequel résidait en 1589 à la Cour après 7 ans passés en asile. Il côtoie l'écrivain visionnaire Campanella (1568-1639), Vincenzo Galilei, le père de l'astronome, helléniste et grand théoricien de musique (1540-1591), les musiciens de Wert et le Chanoine Vecchi (1550-1605), le trousseur de jupons débordant de faconde, homme du monde et effronté.

C'est à la Cour qu'il rencontre également le musicien Giacomi Cattaneo et sa fille la chanteuse Claudia qu'il épouse le 20 mai 1595. Claudio succède à Giovanni GiacomoGastoldi comme Maître de la Chapelle de Santa Barbara en 1602. Il compose en 1607, sur un livret de Striggio, l'Orfeo pour le Carnaval après avoir écouté avec le Duc de Gonzague à Florence, le premier opéra, l'Euridice, de Jacopo Peri. Il dédie son Orfeo à Francesco, fils de Vincent. Juste après la mort de Claudia en 1608, il est contraint d'écrire l'Arianna, son opéra le plus émouvant au dire de ses comtemporains.

Monteverdi demande son congé après la mort de Vincent 1er, puis il quitte Mantoue en 1612. Francesco accepte sa démission sans le défrayer de ses engagements : Mon départ de cette Cour se fit avec tant de mauvaise grâce que je n'avais pas en poche, par Jupiter, plus de vingt cinq scudi après vingt et un ans ... je n'ai jamais souffert de pire humiliation qu'en ces occasions, je devais attendre dans l'antichambre pour obtenir ce à quoi j'avais droit écrivait Claudio Monteverdi à son ami écrivain Alessandro Striggio.

Gonzague meurt à 50 ans en 1612, victime de sa vie dissipée. Sa seconde femme, Eléonore l'a précédé de quelques mois. Leur fils Fancesco décèdera peu de temps après. Le Duché de Mantoue et le Marquisat de Montferrat deviennent l'enjeu d'intrigues. Mantoue connait alors un déclin artisitique. Monteverdi retourne à Cremone puis va à Milan avant d'être nommé en 1613 Maître de la chapelle de San Marco à Venise. A Mantoue, il s'était rallié au Pape Paul V. Dans la Sérénissime, ville frappée d'excommunication et où fleurit la licence et le libertinage, il découvre la liberté, la fortune et la gloire. Il continue toutefois d'écrire pour la Cour de Mantoue, en particulier le ballet pastoral de Tirsi et Clori, à l'occasion du mariage de Ferdinand avec Catherine de Medicis. Il compose également pour le couronnement de Vincent II qui succède à son père Ferdinand en 1626. Il dédie "Selva Morale et Spirituale" à la "Sacrae Cesarea Maestra del Imperatrice Eléonore Gonzaga".


La vie artistique à Bologne

Bologne la docte et la satirique

Bologne, la Docte, ne rivalise pas avec la splendeur des Cours de Milan, Florence, Ferrare, Urbano ou de Mantoue. Giovanni II (1460-1506) avait doté "la ville d'édifices somptueux (et) ... enrichi sa patrie des plus nobles collections de statues, de tableaux, de manuscrits et de livres " - Stendhal. Les tours fortifiées médiévales demeurent mais le palais Bentiviglio, ceux du Podestat ou communal, les demeures des patriciens sont contruits dans le coeur médiéval. Les palais à la bolonaise en arcades ou à la romaine embellissent la ville et en font une des plus belles d'Italie.

Bologne possède alors une importante tradition culturelle et universitaire qui lui assurent une indépendance vis à vis des Pouvoirs. Bologne a un passé de liberté depuis la libération de serfs de la plèbe et la prise du pouvoir par les Bourgeois. Elle a vu naître la première Université d'Europe en 1088. Les étudiants étaient organisés en associations "nationes" pour protéger leurs droits et privilèges. Dans les tavernes, ils chantent le Gaudeamus igitur qui raille professeurs et clergé. Les corporations ou arti étaient entrées au gouvernement. Le comune avait le pouvoir de battre monnaie. Les marchands étaient, avec les chargeurs, le groupe le plus puissant. La Docte s'était soumise à l'autorité du Pape, puis au pouvoir de Giovanni Bentivoglio, issu d'une famille d'origine populaire. Son gouvernement mixte était assuré par le légat du Pape et par une oligarchie.

Les fêtes populaires bolonaises, des Addobli, de la Palio et de la Porchetta sont l'occasion de satire et d'ironie vis à vis de la domination pontificale et des pompes du pouvoir en place. La caricature se retrouve dans les comédies madrigalesques, dans les masques du Docteur Balanzone, dans les dessins des Carracci ainsi que dans les écrits de Croce ou de Banchieri. Ces derniers mettent en scène Bertoldo, lequel tire toujours son épingle du jeu, Bertoldino souffre-douleur, ainsi que Cacasenno. Ces trois figures expriment la condition des paysans face aux puissants. La tradition populaire de la Comedia dell'arte, les masques portés lors des carnavals, les marionnettes traduisent l'effronterie, l'ironie et la satire présentes dans les comédies d'Adriano.


Adriano Banchieri à Bologne

Bologne est un lieu important d'école musicale. En 1614, le moine olivétain Adriano Banchieri (1568-1638) fonde l'Academia de Floridi. Girolamo Giacobbi sera à la suite de Banchieri, directeur de l'Academia dei Filomusi en 1623. Monteverdi en fut membre La célèbre Academia dei Filarmonia sera crée en 1675. son responsable le père Martini, grand théoricien en matière de musique, conseillera Mozart. Il lui réécrira sa partition selon les règles, ce qui permettra au jeune prodige d'être admis à l'Academia en 1770 après un premier échec. Rossini viendra à Bologne en 1820 et y donnera son Stabat Mater.

Cette Academia siège dans le couvent San Michele in Bosco. Ludovic Carracci a peint avec Guido Reni, Masou, Garliani et Tiarni la décoration du cloître San Michele in Bosco, monastère où demeure le moine olivétain Banchieri. Stendhal écrit à ce sujet en 1817 " Ce vaste édifice couronne la plus jolie des collines couvertes de bois auxquelles Bologne est adossée ; c'est comme un promontoire ombragé de grands arbres qui avancent sur la plaine". Les Carracci (Augustin - 1557-1602, Annibale 1560-1609, Ludovic 1555-1619), amis de Banchieri, illustrent alors le climat artistique de Bologne. Ils réagissent contre le maniérisme et veulent retrouver la perfection et la pureté de l'expression picturale. Tout est parfait sauf l'émotion.

Banchieri n'est pas seulement homme de lettre et érudit, il compose des comédies musicales où s'expriment comme dans ses oeuvres littéraires, un monde facétieux et un goût carnavalesque, une tradition d'humeur enjouée, où se mêlent burlesque et satire débonnaire. Il se situe dans la veine de Striggio et de Vecchi et est, de surcroît, un théoricien reconnu de la musique. Banchieri est proche d'une culture populaire tout en entretenant des relations étroites avec les poètes, les aristocrates et les prélats. A l'époque le clergé et les professeurs parlaient latin, les classes cultivées s'exprimaient en vulgaire c'est à dire en iltalien de Florence et le peuple parlait Bolonais. Banchieri écrit comme l'écrivain bolonais Croce, des comédies en dialecte bolonais : la Catleina da Budri, l'Ursulena da Crevalcor, la Mingheina da Barbian et le Discours sur la langue bolonaise. Il adapte dans ce dialecte la Tancia de Michel Ange et la Jerusalem libérée du Tasse. Banchieri écrit en italien la noblesse de l'âne d'Ottabilippa du Pérou, province du monde nouveau. Dans la Filippa com battu (la Filippa en proie au doute de 1628) Adriano raconte l'histoire d'une jeune fille qui choisit, entre deux paysans, celui qui a le plus grand nez.


La rencontre des "Due Maestri"

La première rencontre des "Due Maestri" Banchieri et Monteverdi a lieu le 13 juin 1620 à Bologne à l'Academia de Floridi au Monastère San Michele in Bosco. Monteverdi rendait visite à son fils étudiant à l'Université de Bologne. Banchieri a toujours soutenu Monteverdi dans la querelle des modernes(seconda prattica) et des anciens (prima prattica) contre l'irascible et jaloux chanoine bolonais Giovanni Maria Artusi qui avait fustigé les madrigaux monteverdiens dans "l'Artusi ou les imperfections de la musique moderne". Adriano Banchieri rejoint les conceptions musicales des membres de la célèbre Camerata Bardi de Florence, de Jacopo Peri et de Vincenzo Galilei : la mélodie expressive doit permettre au texte de demeurer intelligible. La musique est messagère du coeur, du sentiment et pas seulement de l'intellect. L'"affeto del anima" veut arracher les cris du coeur par ses mélodies déchirantes. Ce sont les paroles qui commandent les harmonies musicales.

Quels furent les échanges entre le moine olivétain cultivé, dont les pièces traduisent élégance et effronterie, grandeur et ironie, émotion et humour et le musico celebrissimo au fait de sa gloire dont la musique atteint les plus hautes sphères, exprimant le tragique de la mort, les affres de l'amour et la profondeur du sacré ?
Tous deux ont mis en musique les mêmes textes de Pétrarque, de Guarini ou du Tasse. Comment les personnages des comédies madrigalesques de Festino, de la Barca , de La Pazzia Senile , le monde des Moresca, des Tudesca éméchés ou des personnages de la Commedia dell'Arte rencontrèrent ils ceux de Orfeo ou de Arianna ?.
De quelle manière, la populaire et docte Bologne a t-elle accueilli le musicien de la Cour des Gonzague devenu maître de la chapelle San Marco à Venise ?

Cette reconstitution des "Due Maestri" nous permet de l'imaginer.



Philippe HUGON


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