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I DUE MAESTRI
Le dixième madrigal de Barca di Venetia per Padova d'Adriano Banchieri est composé sur un poème de Guarini :
Baci soavi e cari. Ce texte m'a rappelé un madrigal de Claudio Monteverdi que j'avais chanté il y a longtemps et ce
rapprochement m'a donné l'idée d'élaborer un spectacle qui réunirait les deux musiciens, qui s'amuserait, tel un jeu de
miroirs, à faire dialoguer les deux compositeurs par madrigaux interposés, madrigaux composés sur des textes identiques
ou similaires. C'est de cette confrontation entre Banchieri et Monteverdi, mais aussi entre
Bologne et Mantoue
qu'est né I due Maestri.
Ce spectacle s'ouvre sur un hommage à Giovanni Giacomo Gastoldi, maître de la chapelle ducale de Santa Barbara à
Mantoue. Il écrivit notamment des vêpres à quatre, cinq, six et huit voix, mais les hasards de l'édition musicale
n'ont retenu que ses Balletti a cinque voci (véritable "tube" européen, édité en Hollande, à Paris, en Ecosse et en
Italie) qui lui ont assuré sa notoriété. L'ingéniosité rythmique dont Gastoldi fait preuve dans ses Balletti a retenu
l'attention du jeune Monteverdi qui les a étudiés et y a sans doute puisé son sens de la prosodie.
La pièce suivante, O Primavera, est tiré du 3ème livre de madrigaux de Monteverdi édité à Venise chez Ricciardo Amadino en 1592. Ce livre
est dédicacé à Vincent Ier de Gonzague et constitue le premier témoignage du service de Monteverdi à la Cour de Mantoue :
... avec tout le respect possible, je dédicace [ces oeuvres] à Votre Altesse Sérénissime
en suppliant qu'elle daigne les apprécier avec bienveillance : peut-être immatures et insipides pour son goût très affiné,
mais cependant conçues et faites pour elle, et donc pas tout à fait indignes de sa reconnaissance pour espérer que, comme
le soleil tire la vertu des plantes depuis les racines jusqu'aux fleurs et des fleurs aux fruits, ainsi Votre Altesse
Sérénissime, qui est mon soleil en raison des bienfaits qu'elle me donne et de la valeur qui resplendit en elle, ... fera
mûrir mon talent ... pour que je puisse la servir de façon plus digne et plus parfaite.
O Primavera est composé sur un poème de Guarini extrait du début du troisième acte de Il Pastor Fido, drame pastoral
publié en 1590. Sous une forme proche du rondeau, ce madrigal fait alterner la joie du retour du printemps et le regret
de ne plus retrouver le bonheur passé à jamais perdu.
Mais voici le Bando del Asino du truculent chanoine Orazio Vecchi. Cette pièce est extraite d'une comédie
madrigalesque Il convito musicale publié à Venise chez Angelo Gardano en
1597. Les invités d'un festin, après avoir imité les instruments de l'orchestre, s'ingénient à imiter les animaux : un
chien, une poule, un grillon, un âne, un mouton, etc ... et l'inévitable coucou représenté par son sempiternel intervalle
de tierce ; cette imitation trouvera son image dans le contrepoint bestial de Banchieri que l'on entendra plus tard.
Revenons à l'art de Monteverdi avec Ecco mormorar l'onde, madrigal tiré du 2ème livre édité à Venise en 1590. Torquato
Tasso est l'auteur de ce poème bucolique ; pauvre Torquato Tasso, poète illuminé, à moitié fou, enfermé pendant 7 ans à
l'asile Santa Anna et qui doit sa libération à Vincent Ier qui était intervenu auprès de son beau-frère Alfonso d'Este et
avait pris le poète sous sa protection. A partir de ce poème, Monteverdi compose un madrigal riant, coloré, reproduisant
une nature vivante et aimable. Il nous montre son génie dans les effets musicaux inédits qu'il invente : le début
immobile confié aux voix graves, les groupes de doubles croches évoquant l'agitation naissante des arbres qui bruissent
dans le vent, les mélismes décoratifs du chant des oiseaux, et surtout l'aube naissante dont le thème est confié aux voix
de sopranes qui suivent, en tierces parallèles, le mouvement descendant de la basse. Ce schéma - duo mélodique sur une
basse harmonique - est repris dans d'autres madrigaux, mais c'est dans Ecco mormorar l'onde qu'il est le mieux rendu.
Les madrigaux de Banchieri ayant pour thème la Nature, on les trouve dans Vivezze di Flora e Primavera, recueil de
21 madrigaux paru à Venise en juin 1622 chez Bartholomeo Magni et dédicacé au cardinal Borghèse. Banchieri se présente
comme chef de l'Académie des Fioridi (capo de concerti nella Florida Academia di San Michele in Bosco) et précise dans
sa dédicace que ces madrigaux sont ornés de paroles honnêtes, morales, précision rendue peut-être nécessaire, compte tenu
de la qualité du dédicataire, après la publication d'oeuvres marquées par la Commedia dell'Arte et la tradition populaire.
Vivezze di Flora e Primavera traite du réveil printanier de la Nature et, sur le plan musical, réalise un compromis entre
la polyphonie et la mélodie accompagnée, traduisant ainsi l'évolution musicale du début du Seicento. Trois madrigaux en
ont été extraits : Anuntio di Primavera qui ouvre le recueil ; Flora, chant de louanges à la Nature écrit en deux parties,
la première polyphonique, la deuxième reprenant le schéma évoqué plus haut dans Ecco mormorar l'onde sous la forme de deux
voies en tierces parallèles accompagnées par la basse continue ; enfin La Rondinella qui évoque l'hirondelle messagère de
l'Amour.
La tradition populaire est présente dans le Gioco della passerina, chanson comparable à notre ronde enfantine sur
l'alouette (je te plumerai le bec, et le cou, et la tête...). Ce divertissement conclut le deuxième acte d'une comédie
madrigalesque intitulée Il zabaione musicale et publiée à Milan en 1603 chez Tini et Lomazzo. Ce titre évoque
l'ambition de Banchieri, clairement décrite dans la préface de l'oeuvre, de réaliser une synthèse entre
la tradition du madrigal et la volonté d'évolution et de renouveau qui marque la fin du 16ème siècle.
Le poème de Giovan Battista Guarini Baci soavi e cari a été illustré par de nombreux compositeurs de madrigaux dont
les plus célèbres sont Monteverdi en 1587, Luca Marenzio en 1591, Carlo Gesualdo en 1594 et Banchieri en 1605. La
langueur de cette chanson des baisers de Guarini, où le sentiment amoureux glisse déjà vers l'érotisme, présente les
éléments traditionnels du style pathétique. Il est intéressant de comparer la façon dont Banchieri et Monteverdi traitent
ce texte et les inventions et audaces dont chacun fait preuve. Banchieri n'hésite pas à couper le mot Baci pour mieux
évoquer le soupir amoureux ; il fait évoluer les tonalités suivant les phrases du texte ; il propose des retards en
syncope pour exprimer la douleur de la mort ; il décale les entrées des différentes voix pour accentuer le crescendo
dramatique de la dernière phrase O dolce morire. Quant à Monteverdi, il démontre dans ce madrigal tiré de son premier
livre (il avait alors 20 ans), sa maîtrise précoce et néammoins complète de la composition polyphonique ; bien plus,
il sait traduire, par les dissonances obtenues par de savants retards, les émotions, les affetti sombres et pathétiques
du poème de Guarini.
Composé par Monteverdi en 1615 à la demande du duc Ferdinand pour être présenté à la Cour de Mantoue, le ballet
Tirsi e Clori fut inclus dans le septième livre de madrigaux, publié en 1619 à Venise chez Bartholomeo Magni (beau-frère
et successeur d'Angelo Gardano). D'après les lettres de Monteverdi à son ami Alessandro Striggio, ce ballet était destiné
à être chanté et dansé en fonction de la nature des arias et Monteverdi donne un certain nombre d'indications précises en
vue de sa représentation. Bien loin du madrigal traditionnel à cinq voix désormais dépassé, Tirsi e Clori débute sur un
dialogue entre l'impétueux Tirsi invitant (sur un rythme ternaire) la douce et sereine Clori à rejoindre les bergers pour
un bal champêtre. Clori répond par un arioso calme sur un rythme binaire. Puis les deux voix s'unissent pour ouvrir le
bal. Celui-ci évoque les éléments naturels - l'air, les nuages, le vent, l'eau, les fleurs - qui participent à cette fête.
I due Maestri traite ce ballet comme la métaphore de la séparation de Claudio Monteverdi et de sa femme Claudia, et de
leurs retrouvailles dans les sphères éternelles de la musique.
Loin de cette atmosphère joyeuse et bucolique, le madrigal Tirsi a Clori de Banchieri évoque la douleur d'un coeur
épris que le regard de l'être aimé a transpercé. Ce madrigal est extrait de Il zabaione musicale. Comme dans beaucoup
de ses oeuvres, Banchieri est l'auteur du texte : l'importance qu'il attachait aux paroles de ses madrigaux, la volonté
de composer dans différents dialectes, le sens de sa conception théâtrale, le souci de se servir des sonorités, des
onomatopées l'ont peut-être conduit à être l'auteur de la majorité de ses oeuvres profanes bien que, dans ses lettres,
il réfute cette qualité de poète.
Pièce emblématique de l'oeuvre de Banchieri, le Contraponto bestiale alla mente est extrait de la comédie madrigalesque
Festino nella sera del Giovedi Grasso avanti cena (Petite fête pour le soir du Jeudi Gras avant le dîner) publiée à
Venise en 1608 chez Ricciardo Amadino. Sur un thème grégorien (ponctuant des paroles assez incompréhensibles) confié à
la basse, un chien, un coucou, un chat et une chouette s'amusent à inventer un contrepoint. On retrouve ici le Banchieri
truculent, contestataire, malicieux, digne héritier du chanoine Vecchi dont il a toujours admiré l'inspiration ludique
et populaire. Cruelle destinée : de toute l'oeuvre de Banchieri, la postérité n'a retenu que cette pièce parodique et
les animaux mis en scène par le moine bolonais se sont bien vengés.
Oeuvre de génie, merveilleux aboutissement de l'évolution du madrigal, le Lamento della Ninfa est tiré du huitième
livre de madrigaux (Madrigali guerrieri e amorosi) publié à Venise en 1638 chez Alessandro Vincenti. Monteverdi utilise
un poème de Ottavio Rinuccini, le poète le plus célèbre de la cour des Médicis à Florence. Ce madrigal est composé de
trois parties : deux parties à trois voix entourent la déploration de la nymphe abandonnée, commentée avec commisération
par un choeur de voix masculines. Monteverdi donne des indications précises pour représenter le Lamento :
Façon de représenter ce chant : les trois voix qui chantent en dehors de la plainte
de la nymphe ... suivent la mesure ; les autres trois voix qui plaignent la nymphe en chantant faiblement ... doivent
suivre sa plainte en suivant le tempo de l'émotion de son âme et non le tempo de la mesure.
Novations de génie de Monteverdi : l'accompagnement de la nymphe par ce choeur sombre de trois voix masculines et
surtout l'opposition entre le chant sinueux, erratique, pathétique de la nymphe et la basse rigide, inéxorable qui répète
inlassablement son tétracorde obstiné (la, sol, fa, mi) durant les 68 mesures de cette plainte.
I due Maestri se termine avec deux versions d'un même madrigal composé par Banchieri à deux périodes différentes :
Usignolo extrait de Vivezze di Flora e Primavera (1622) et Madrigale a un dolce Usignolo extrait
du Festino (1608).
L'intérêt de cette dernière confrontation, faite ici entre deux versions d'un madrigal du même compositeur, réside
dans une apparente contradiction : la première version du madrigal est plus moderne, plus expressive que la version
ultérieure marquée par de nombreux madrigalismes, témoignant de la décadence de ce genre musical. Malgré son caractère
contestataire et son goût pour la nouveauté, Banchieri n'a pas su abandonner la longue tradition du madrigal pour
entrer résolument dans l'ère de la monodie et de l'opéra. Au lieu de rompre avec les usages anciens de l'Ars perfecta,
il a voulu être un homme de compromis dont le rêve était d'associer l'idéal ancien et les idées modernes de la
composition musicale. Ses oeuvres de jeunesse - le dernier madrigal de I due Maestri en témoigne - pouvaient laisser
présager une évolution qui aurait fait de lui un homme nouveau. Il s'est arrêté en chemin, renonçant à aller au bout
de son discours, renonçant à exploiter les inventions que son esprit curieux avait entrevues.
Monteverdi, quant à lui, a su aller au bout de ses idées. Comme l'écrit Georgie Durosoir, Claudio Monteverdi
n'appartient à aucune chapelle et compose librement en reconnaissant sa dette envers ses maîtres et en laissant parler
son génie créateur, pétri de la curiosité et de l'inventivité d'une ère nouvelle. A l'inverse de Monteverdi, Adriano
Banchieri n'a pu se libérer du poids de la tradition.
La rencontre entre Banchieri et Monteverdi, cette rencontre entre les deux maestri est en fait la cruelle rencontre
du talent et du génie.
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